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La Belle au bois dormant - Entretien avec Marcos Morau

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L’histoire de la Belle au bois dormant contient de nombreuses couches d’interprétations – depuis les contes de Perrault et des frères Grimm jusqu’au ballet de Tchaïkovski. Quel fil avez-vous suivi à l’intérieur de cette histoire ?
Lorsque j’ai commencé à réfléchir à l’idée de cette pièce, j’avais envie d’évoquer tout ce que la belle au bois dormant ne perçoit pas – parce qu’elle est endormie. Je voulais travailler à partir de tout ce qui a lieu pendant qu’elle dort, de décrire l’environnement qui l’entoure. Petit à petit, en faisant des recherches, en découvrant les différentes versions de l’histoire, ainsi que les différentes chorégraphies – de Petipa ou de Noureev – une question a émergé : pourquoi faire La Belle au bois dormant aujourd’hui ? Quel sens a encore cette histoire ? C’est une vieille histoire, dont le contenu est assez démodé, qui n’a plus vraiment de liens avec le monde contemporain… Cette histoire de prince qui vient délivrer la belle endormie n’évoque plus grand-chose de ce que pourrait être l’amour aujourd’hui. Le dénouement de l’histoire est perçu comme une violence, non comme un acte amoureux : il n’y a pas de consentement au baiser qu’elle reçoit. Qu’est-ce qu’on peut encore tirer de ce conte ?
Donc je dirais que l’intrigue du conte de fée ne m’intéresse que dans la mesure où je peux en dégager le potentiel de paradoxe. J’aime beaucoup, par contre, jouer avec les structures – et celle de la Belle au bois dormant est intéressante : selon la version traditionnelle, la princesse naît. Le roi et la reine organisent une célébration, à laquelle sont conviées des marraines qui offrent chacune un don à la princesse. Une méchante fée, qui n’avait été pas invitée, lance une malédiction. Et cette malédiction est finalement atténuée par une autre fée – qui transforme la mort en sommeil. Ça, c’est la structure de départ. Que se passerait-il si, au lieu de s’endormir lors de son 16e anniversaire, Aurore était endormie depuis le début de sa vie ? Que se passerait-il si, au lieu d’être par excellence « celle qui s’endort », la princesse était « celle qui ne se réveille pas » ? Si l’on imagine ce renversement de la situation, La Belle au Bois Dormant devient un puits à révélations sur le rapport entre l’illusion frénétique des éveillés (qui est un autre mode de sommeil), et l’oubli sans nom, sans espoir, sans futur d’un sommeil qui se suffit à lui-même, en-deçà de toute existence. C’est dans cette direction que je travaille : Aurore sera endormie pendant l’essentiel de la pièce. Il se peut même que Aurore endormie ne soit que l’invention, le fétiche d’une cour, d’un monde, qui a besoin désespérément besoin d’attendre comme une rédemption le réveil de quelque chose – et qui remplit cette attente avec un course débridée vers l’anéantissement. Hantés par ce sommeil sans limites, la cour et le monde entier deviennent le cauchemar d’Aurore. Toute l’histoire n’est que du somnambulisme effaré. Tout le temps humain – un élément si important pour la trame du conte – n’est que chute et précipitation. J’aimerais traduire cette sensation d’élargissement de l’identité ; ne pas rester cantonné à des rôles-types, la gentille, la méchante, mais produire un vertige des identités. Le conte a beaucoup changé au fil du temps. Ce que je voudrais réussir à transcrire, ce n’est pas l’histoire elle-même, mais la sensation de l’histoire, sa dilatation. J’aimerais qu’à la fin de la pièce, le public ait éprouvé la sensation de cette histoire – à travers la musique et le tempérament des danseurs.
Une autre idée qui a été importante pour moi, c’est de me dire : et si la princesse se réveillait aujourd’hui, à notre époque ? Imaginons qu’elle se soit endormie il y a 100 ans et qu’elle se réveille aujourd’hui… Est-ce que cela vaut la peine d’abandonner 100 ans d’oubli, 100 ans de solitude mythique, pour cette ruine, ce désert, cette épave de réalité ? J’ai envie de générer une sensation de chaos, d’apocalypse, comme si le monde avait disparu, que le temps, dans son accélération, avait tout corrompu. Que se passe-t-il si vous êtes absent de votre vie, de votre histoire et de l’histoire générale – et que tout continue ? Qui recevrait le don d’une Aurore si convoitée – si personne n’est plus là pour la convoiter, si la lucidité même des éveillés est devenu de la folie ?

Est-ce que ce va-et-vient entre passé et présent entraîne une modification des différents éléments spectaculaires ?
L’idée de confronter des idées ou des images du passé avec le monde contemporain est quelque chose qui est présent dans la plupart de mes pièces. Dans La Belle au bois dormant, les costumes vont avoir une grande importance dans la manière d’exprimer ce mélange des époques. Nous avons essayé de construire leur esthétique comme une fusion de différents siècles. L’espace sera davantage relié au futur – un espace étrange, qui n’appartient ni au passé ni au présent. La musique sera jusqu’à à un certain degré celle de Tchaïkovski – à laquelle vont s’ajouter des éléments musicaux composés par Cristóbal Saavedra – inspirés par l’univers de Tchaïkovski, mais apportant des nuances différentes, portant un monde plus onirique, plus nocturne, et faisant dialoguer la musique originelle avec son propre mythe et avec le mythe du ballet de Petipa.

Au niveau chorégraphique, je vais également jouer avec des références au ballet – d’une manière détournée, tordue. Cela ne m’intéresse pas de faire ma propre version « classique » de La Belle au bois dormant. Il s’agit d’une proposition radicale, très théâtrale. Certaines situations donnent l’impression que les interprètes parlent – alors qu’ils ne font qu’évoquer la parole par leur mouvement. De cette manière, ils donnent l’ambiance, la température de la pièce – la beauté, le calme, le drame, le cauchemar, puis de nouveau le calme… Je ne sais pas encore de quelle manière la pièce va se résoudre – c’est au travail. Il va d’ailleurs y avoir du texte – sous la forme de chansons. Ces chansons prendront la forme de variations sur les thèmes de Tchaïkovski, et les textes de ces chansons seront assez poétiques, comme des berceuses qui questionnent le sens du sommeil comme évènement de la fable et comme symbole culturel... Des chansons très calmes, comme les berceuses qu’on chante à un enfant pour l’endormir...

Dans les versions pour le Ballet – celle de Petipa, de Noureev – beaucoup de circonstances sont inventées pour provoquer des situations chorégraphiques, pour que l’on voit la belle au bois dormant danser. Le paradoxe de Petipa était de vouloir tirer un ballet d’un conte dont la protagoniste était généralement « inactive ». Pour ma part, je n’ai pas envie de la faire danser, de savoir comment elle danse, mais plutôt de comprendre ce qui se passe autour d’elle pendant qu’elle dort : dans quelle mesure les gestes et comportements d’Aurore sont une représentation, une fiction, une manipulation des autres ? Qu’est-ce que cela veut dire de grandir, de devenir une jeune femme, puis une adulte, sans même le savoir ?

Cette tension entre le présent et la tradition est une thématique déjà présente dans votre pièce précédente, Sonoma.
Oui, cela fait partie de mes inspirations : il y a un lien assez fort entre Sonoma et La Belle au bois dormant. Sonoma était une pièce pour 9 danseuses – portée par l’énergie de ce groupe de femmes. Dans La Belle au bois dormant, il y a des danseurs et des danseuses, mais tout le monde est habillé avec des vêtements féminins. Tout le monde est reine enceinte, fée amoureuse, sorcière rancunière, courtisan alarmé. Le fait de raconter une histoire de manière linéaire ne m’intéresse plus – je préfère les labyrinthes narratifs – brouiller les frontières entre le rêve et le cauchemar, la fête et le drame, le masculin et le féminin.

À un moment donné, dans la pièce, on entre dans une sorte d’espace paradoxal, où les interprètes se mettent à courir en boucle, et où le monde s’écroule, disparaît – comme si le temps s’effondrait. Du coup, la pièce démarre de manière conventionnelle, presque cérémonieuse comme un jeu avec les traditions, pour brutalement se transformer en vortex chaotique.

Comment les interprètes du Ballet de l’opéra ont intégré votre esthétique, vos méthodes de composition, votre approche très méthodique – perfectionniste du mouvement ?
Pour moi, il était important de prendre du temps avec les interprètes de la compagnie, pour introduire mon langage corporel. Je suis très précis et très méthodique dans ma manière d’aborder le mouvement ; il n’y a pas de place pour l’approximation. Mais ce n’est pas seulement un maniérisme, mais un fondement esthétique ; c’est pourquoi il est important de prendre ce temps pour comprendre à quoi correspond ce langage, ce qu’il cherche à exprimer. Il est impossible d’arriver dans une compagnie et de commencer le travail de manière abrupte : il faut du temps pour chercher ensemble, faire des essais, essayer différentes options, se perdre aussi.

Dans l’acte de création, il y a du jeu, de la tentative. Certaines intuitions, certaines décisions disparaissent, d’autres restent et s’agrandissent. Créer pour moi, c’est jouer avec soi-même, avec les crises, les rôles, les doutes. Là il ne nous reste pas beaucoup de temps – mais je pense que c’est une bonne situation par rapport à ce que raconte la pièce : c’est un peu une course contre le temps.

L’idée de travailler avec ce qui se passe autour de la princesse porte une dimension très photographique. Comment travaillez-vous le cadre ?
Les interprètes existent à l’intérieur d’une image – à la fois d’un point de vue physique et conceptuel. Ils sont à l’intérieur d’une boîte fermée – qui agit comme un cadre, très photographique. Les couleurs accentuent l’aspect pictural : tout est rouge, et les interprètes sont habillés en blanc – avec des habits faits de plusieurs couches. J’aime créer des images en plusieurs dimensions, agissant au niveau esthétique, plastique. Dans la structure de la pièce, j’ai envie d’exagérer le contraste entre le début, qui est très plein, très charnel – on voit la peau, on voit le corps vivant, on voit des êtres encore humains – et la séquence où le monde se vide, et où les choses disparaissent, où tout ce qui est fiction, masque ou mensonge (des corps, des gestes et de l’espace) se dérobe, pour ne devenir qu’une dépouille de la vérité.

  • Danse
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15 nov. - 24 nov. 2022
La Belle au bois dormant
Marcos Morau
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