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Entretien avec Mélissa Laveaux

"Je me considère avant tout comme une conteuse, et je pense donc très précisément à chaque chanson, à son thème, à son histoire, à la chronologie – souvent non linéaire – qui la sous-tend…"

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Vous allez présenter sur scène des chansons de votre nouvel album,Mama Forgot Her Name Was Miracle, qui est traversé par de nombreuses figures d’héroïnes, réelles ou mythologiques, généralement rejetées dans l’ombre par l’Histoire officielle. On y retrouve ainsi la déesse Lilith, la papesse Jeanne, la chanteuse de soul et icône transgenre Jackie Shane, les militantes Harriet Tubman, Audre Lorde et Alice Walker, la pirate Ching Shih… Comment avez-vous tissé ce fil narratif ? Depuis vos débuts, on sent chez vous le désir de faire reposer vos chansons sur un récit, qui non seulement les fonde, mais aussi les relie entre elles.

Mélissa Laveaux – Je me considère avant tout comme une conteuse, et je pense donc très précisément à chaque chanson, à son thème, à son histoire, à la chronologie – souvent non linéaire – qui la sous-tend… En général, tout ça se construit pas à pas, étape après étape, pendant la phase de création. Mais Mama Forgot Her Name Was Miracle est le premier album pour lequel j’ai pensé à un thème avant même de m’atteler à la tâche. Et comme il a ensuite été écrit d’une seule traite ou presque, il laisse, je crois, ce sentiment que tout se suit et se déroule comme un récit. Beaucoup de chansons partagent aussi la particularité d’être comme des situations ou des dialogues imaginaires entre des personnages qui ne se sont jamais rencontrés, ou qui n’ont pas occupé les mêmes espaces ni les mêmes époques. Je me suis aussi impliquée dans ces chansons : que verrais-je si j’étais une petite cigale sur un mur, dans la pièce où la Papesse Jeanne se réveille ? Que se serait-il passé si j’avais rencontré Jackie Shane en personne ? Tout cela se tient et forme un ensemble, parce que tout est venu d’un trait, d’un même très long souffle de quelques semaines.

Dans le texte de présentation de l’album, il est écrit que vous êtes une “archiviste des luttes féministes et sociales” : est-ce ainsi que vous avez accumulé et travaillé la matière de vos nouvelles chansons ? Honnêtement, je ne sais pas si je mérite ce terme d’“archiviste”… Ce mot recouvre un travail, une technique, une acquisition de compétences très spécifiques et très stricts. Je crois simplement que rassembler diverses sources pour n’en faire qu’un seul récit, c’est aussi l’activité naturelle d’une conteuse. Chez les griots d’Afrique de l’Ouest, par exemple, il est important de récupérer les histoires de tout le monde et de les rassembler dans une sorte d’almanach, qui pour les générations futures pourra témoigner d’un temps précis, en proposer une sorte de synthèse – en anglais, on parle de “time capsule”. C’est un peu comme placer toutes les choses d’une année dans une boîte en carton, qu’on enfouit ensuite dans la terre avec l’idée de ne pas la rouvrir avant dix ou vingt ans… Moi, j’ai tellement déménagé dans ma vie que ce genre d’exercice m’a toujours paru impossible. C’est là où les chansons présentent un grand avantage : elles peuvent voyager de manière immatérielle, par la seule mémoire. Dans mon cas, c’est une mémoire très sélective, qui peut s’attacher à des détails précis, au détriment de parties entières de ma vie. Mais pour cet album, j’ai justement eu envie de faire ce travail de sélection, de ne garder que ce dont j’avais besoin par les temps qui courent. Au moment de réécouter ces nouvelles chansons, de les répéter, je me suis aperçue qu’elles correspondaient exactement à ce que j’avais besoin d’entendre aujourd’hui. Elles me font du bien. Il y a là comme une forme de bonne fortune : j’écris des chansons dans l’idée qu’elles puissent aider ceux qui les écouteront à aller mieux… sans me douter que, plus tard, c’est celles dont j’aurais moi-même besoin ! C’est presque de l’ordre de la prédiction, d’une écriture divinatoire.

Dans cette façon d’agencer les êtres et les thèmes dans vos chansons, et de les faire dialoguer, on peut voir une sorte d’analogie avec la façon dont vous reliez aussi les genres musicaux et les matières sonores. Ma manière d’écrire et d’assembler les styles musicaux vient du fait que je goûte un peu à tout. Ces mélanges m’intéressent parce qu’ils ressemblent à ce qui se passe dans ma tête. Je suis une personne naturellement ludique, j’aime beaucoup le jeu et j’essaie de le trouver un peu partout dans la vie, parce que j’estime que c’est l’une des meilleures manières de la parcourir. J’adore par exemple cet exercice qui consiste à commencer une phrase et à demander à une amie ou un ami de la finir par une chanson : ça suscite la mémoire de l’autre, tout en créant des connexions improbables et amusantes. Même si ce n’est pas toujours évident, la musique garde pour moi cette dimension-là : elle a des cadres, des contraintes, mais la meilleure façon de les contourner, c’est de l’aborder comme un casse-tête ou un puzzle. C’est aussi comme ça que je me débats et que je compose avec mon emploi du temps, avec l’écriture, avec mes problèmes de santé… J’évalue mes compétences pour contourner ce que je n’arrive pas à faire et parvenir à mon but. C’est également la raison pour laquelle le nouvel album ne sonne pas exactement comme je l’avais imaginé : on est resté aussi proche que possible des maquettes que j’avais réalisées dans ma chambre, mais on a aussi essayé de les sublimer. Toutes les personnes qui ont collaboré à l’enregistrement m’ont aidée à passer des caps que je n’aurais jamais franchis seule. Toutes, d’une certaine façon, ont joué avec moi.

La chanteuse pop-folk November Ultra, Oxmo Puccino ou encore la rappeuse sud-africaine Dope Saint Jude en invités, Guillaume Ferran ou Fink à la réalisation… Il y a effectivement plus de collaborations dans cet album que dans les précédents. J’avais envie de davantage d’ampleur, et ces présences en apportent. Quand je travaille par exemple sur quelques chansons avec mon amie November Ultra, elle me dit des choses comme : “Tu n’écris pas comme je l’aurais fait, moi j’aurais mis ça à l’envers !” Les collaborations aussi apportent leur lot de contraintes et d’amusement, parce que 95% de ce qui passe par la tête de l’autre nous échappe… C’est un peu comme boxer avec son ombre, suivre une recette avec les yeux bandés, ou ne se débrouiller qu’avec quelques sens.

Vos chansons, par les figures qu’elles convoquent, sont traversées par l’idée de la lutte. Mais cette lutte, elle aussi, n’est jamais éloignée du jeu. Tous les courants féministes que je suis prônent de lutter dans la joie, d’avancer avec l’amour en tête, de prendre plaisir à côtoyer ceux qui nous soutiennent comme à se confronter à ce qui s’oppose à nous. Évidemment, ça n’ira pas jusqu’à prendre du plaisir à être opprimés, hein… Mais le plaisir dans le combat, se battre dans la joie, oui, je trouve que c’est un bon programme. On peut à la fois être habitée par une colère et être quelqu’un de rayonnant et de joyeux : ce n’est pas incompatible.

Comment avez-vous construit cette constellation de figures et de présences très variées qui traverse vos nouvelles chansons : entre Lilith et Jackie Shane, Chinh et Alice Walker ou la papesse Jeanne ? Il y aurait pu y avoir tellement d’autres ! J’ai toujours voulu écrire une chanson sur la Papesse, qui est une carte de tarot que j’aime beaucoup. Je trouve son histoire incroyable : quand j’en parle aux gens, ils ne savent pas nécessairement qu’il y a potentiellement eu une papesse. J’ai grandi dans un environnement où tout le monde était plus âgé que moi : j’étais la petite dernière de la famille, je traînais toujours avec des adultes, si bien que j’ai toujours joué un peu le rôle de l’enfant précoce. Ma seule manière de captiver l’attention des adultes, c’était d’avoir quelque chose d’intéressant à raconter. Du coup, je ne parlais plus comme une enfant, mais comme quelqu’un de plus âgé, ce qui énervait ma mère ! Toujours est-il que ça m’a donné la soif d’apprendre et de partager ce que j’ai appris, de commencer mes phrases par “Savais-tu que…” C’est resté mon modus operandi… Après, je dirais que les histoires, le plus souvent, sortent toutes seules. Pendant l’écriture de l’album, par exemple, je lisais le catalogue d’une exposition d’artistes féministes afro-américaines de la période 1965-1985, We Wanted a Revolution, dans laquelle on retrouve Faith Ringgold, Howardena Pindell, Ana Mendieta… Elles se sont retrouvées sur l’album, parce qu’en lisant leurs propos, qui souvent se recoupaient, je me suis demandée ce qu’elles se seraient dites si elles s’étaient rencontrées. Ça reste encore du jeu, avec même une part d’absurde : James Baldwin n’a pas eu de discussion avec Harriet Tubman, et Audre Lorde n’a jamais rencontré Jackie Shane, mais la manière dont la seconde a vécu a tellement influencé l’écriture de la première, la question du genre, du féminisme, de la construction de soi, l’importance du privé, du soin de soi, qui est un combat dans une société où on nous demande de nous sentir coupables, moches, pas assez ceci ou cela… Les figures que je convoque dans le disque se suffisent à elles-mêmes. Ce sont des personnes très ancrées et très impliquées dans une communauté, tout en étant conscientes qu’elles n’ont pas besoin d’être construites par elle. Chacune a construit une vie qui n’était pas prévisible, pas écrite ni même considérée comme possible. Ce sont des figures qui ont appris et se sont libérées par l’imagination, et non par la seule reproduction d’un exemple. C’est ce que j’espère réaliser dans mon propre parcours.

Vous invoquez la “berceuse” comme une forme musicale et poétique à réhabiliter, à réinventer, à retraverser : à l’écoute de vos chansons, on voit en tout cas qu’elle n’a pas pour seule vocation d’endormir ! Pour moi, elle a pour vocation de bercer l’âme, de l’apaiser, ce qui n’est pas la même chose. Un titre de metal ou une chanson punk peut très bien remplir cette fonction. Le tout est que la chanson me capte, et que je la capte en retour, qu’elle raconte une part de moi, qu’une vibration à l’intérieur d’elle enclenche une vibration à l’intérieur de moi… un peu comme si je me cognais le coude, vous voyez ! C’est comme ça que j’ai envie de “bercer” les gens : en réveillant une fibre en eux, en la secouant, en l’exaltant. Cette idée de bercer, je l’entends aussi comme une forme de collective. Hier, je me suis retrouvée à dîner dans une cantine russe à Paris. A un moment, les gens se sont soudain mis à entonner une ritournelle traditionnelle, et il y a eu cet instant où tout le monde semblait parfaitement harmonisé, en état de grâce, à un niveau de beauté insoupçonnable. Pour moi, les vraies chansons populaires, c’est ça : celles qu’on peut chanter et s’échanger à table, qui sont à la fois addictives et faciles à capter, qui se transmettent rapidement et restent dans la tête.

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3 févr. 2022
Melissa Laveaux
Soul-pop créole
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